Beaucoup le considĂ©raient comme le « Che Guevara africain ». L’ancien dirigeant de Haute-Volta devenue Burkina Faso, Thomas Sankara, a marquĂ© durablement l’histoire africaine avec une politique socialiste anti-impĂ©rialiste visant Ă crĂ©er une Ă©conomie autosuffisante Ă l’Ă©chelle du continent.
« Nous ne pouvons pas nous dĂ©velopper si le peuple lui-mĂŞme ne prend pas son destin en main, c’est le peuple qui doit construire le pays », dĂ©clarait-il en 1984, un an après le coup d’État qui l’avait portĂ© au pouvoir.
Un style et des prises de position qui lui valent alors des inimitiĂ©s en Afrique comme Ă l’extĂ©rieur du continent. En 1987, quatre ans après sa prise de fonction, le leader charismatique est assassinĂ© par un commando armĂ© dans la capitale burkinabè. Ă€ l’heure oĂą dĂ©bute Ă Ouagadougou le procès pour Ă©tablir les responsabilitĂ©s de ce meurtre, France 24 s’est entretenu avec l’historien Amzat Boukari-Yabara, spĂ©cialiste du continent africain et auteur de l’ouvrage « Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme ».
Plusieurs leaders africains ont incarnĂ© l’idĂ©e d’un continent uni, indĂ©pendant, qui dĂ©fend la solidaritĂ© entre les populations noires, en quoi la gouvernance de Thomas Sankara se dĂ©marque-t-elle ?
Amzat Boukari-Yabara : Effectivement au cours du XXe siècle, d’autres dirigeants se sont revendiquĂ©s de cette doctrine du panafricanisme comme le prĂ©sident du Ghana Kwame Nkrumah, Ahmed SĂ©kou TourĂ© en GuinĂ©e ou bien Patrice Lumumba au Congo belge. Ce mouvement Ă©tait axĂ© sur la lutte contre l’apartheid, l’unitĂ© de l’Afrique dans une optique anti-imperialiste et le soutien aux mouvements de libĂ©ration africains.
Thomas Sankara, lui, s’est distinguĂ© en dĂ©fendant le principe de l’Ă©mancipation des peuples, et non plus des États comme ses prĂ©dĂ©cesseurs. Il appelait les populations Ă se fĂ©dĂ©rer autour d’enjeux rĂ©gionaux, comme la dĂ©sertification, ou bien sur des questions communes au continent, comme la dette.
EngagĂ© dans un combat pour l’autosuffisance, il a refusĂ© les aides internationales. Il a imposĂ© Ă son peuple une austĂ©ritĂ© qu’il a lui-mĂŞme incarnĂ©e en vivant comme un ascète, tout en mettant l’accent sur les rĂ©formes sociales. Il a clairement amĂ©liorĂ© le niveau de vie des plus pauvres et conscientisĂ© la population au Burkina qui, encore aujourd’hui, reste très politisĂ©e.
Que ce soit sur des sujets comme la bonne gouvernance, la place des femmes, la lutte contre les mariages forcĂ©s et Ă l’excision, la jeunesse, le climat ou bien l’importance de la culture, il reste considĂ©rĂ© comme un prĂ©curseur.
Son assassinat a-t-il marquĂ© un coup d’arrĂŞt Ă cette idĂ©al panafricain ?
L’assassinat de Sankara marque clairement la fin du panafricanisme rĂ©volutionnaire. C’est la dernière expĂ©rience qui s’est incarnĂ©e par la volontĂ© d’un changement de système. Certes il n’est pas le seul dirigeant de l’histoire africaine Ă avoir dĂ©fendu le panafricanisme, mais il faut bien comprendre que ce courant est très minoritaire et souvent mal vu par la classe politique du continent.
La prioritĂ© de Sankara Ă©tait de relever les indicateurs Ă©conomiques, notamment pour les plus pauvres, quitte Ă mettre en place des rĂ©formes radicales comme la suspension des loyers, qui ont fortement dĂ©plu Ă la petite bourgeoisie. Ă€ l’international Ă©galement, sa politique et son franc-parler lui ont valu de nombreuses inimitiĂ©s. Ça a Ă©tĂ© le cas par exemple lorsqu’il a mis un terme Ă la participation de son pays aux sommets France-Afrique. Cette annonce a crĂ©Ă© des frictions, avec Paris bien sĂ»r, mais Ă©galement avec les pays voisins qui, eux, continuaient Ă assister Ă ces sommets et ont vĂ©cu cette annonce comme un affront. Les populations, par contre, vouaient son courage et sa dĂ©termination, ce qui explique qu’il reste encore aujourd’hui une rĂ©fĂ©rence.
Cette emphase sur les intĂ©rĂŞts du peuple et le rejet de l’ingĂ©rence internationale est reprise aujourd’hui par certains dirigeants, notamment au Mali et en GuinĂ©e, oĂą des militaires ont pris le pouvoir, comme l’avait fait Ă son Ă©poque Thomas Sankara. Faut-il y voir un retour du panafricanisme ?
Il est vrai que les relations se sont tendues rĂ©cemment entre certains États africains et la France et que le discours se radicalise. Mais il s’agit Ă mon sens avant tout de problèmes liĂ©s Ă la dĂ©colonisation qui n’ont pas Ă©tĂ© traitĂ©s et resurgissent aujourd’hui.
L’envie d’avancer de la jeunesse dans des systèmes parfois sclĂ©rosĂ©s suscite beaucoup de frustrations parmi la population. Les institutions internationales censĂ©es dĂ©fendre les intĂ©rĂŞts du peuple africain, que sont la CĂ©dĂ©ao et l’Union africaine, ne fonctionnent pas et cautionnent le maintien au pouvoir d’autocrates. Mais si le mĂ©contentement et l’envie de souverainetĂ© sont palpables, nous sommes loin du retour du panafricanisme en tant que concept.
L’Afrique demeure très morcelĂ©e ; les pays du continent nouent toujours en premier lieu des alliances avec des puissances Ă©trangères. Sur le plan de la monnaie commune, la rĂ©forme qui doit aboutir Ă la mise en circulation de l’eco est avant tout une perspective capitaliste pour favoriser l’ouverture des marchĂ©s. Cette question est devenue bien plus Ă©conomique que politique. Enfin, les dirigeants africains au pouvoir aujourd’hui sont majoritairement de centre droit et mènent des politiques libĂ©rales bien Ă©loignĂ©es de l’idĂ©al panafricain dĂ©fendu par Sankara.
Pour ce qui est de la comparaison avec les militaires au Mali et en Guinée, Sankara avait bien pris le pouvoir par la force mais son but était de recréer de vraies institutions démocratiques dans le pays, selon un modèle inspiré par Jerry Rawlings au Ghana. Si les nouveaux dirigeants du Mali et de la Guinée affirment vouloir eux aussi suivre la voie de la bonne gouvernance et de la souveraineté, il est encore trop tôt pour les juger sur leurs actes.
Source: France24 (Le titre est de la rédaction)